Cette histoire prend date le onzième jour du mois de novembre de la triste année 1942, je venais d’avoir 11 ans, il y a soixante trois ans de cela.
Cinq mois auparavant, le 16 Juillet 1942, ma mère et moi avions été arrêtés à Dax sur les ordres de Maurice Papon, conduits sous bonne garde de la police de Vichy, à la prison de Dax dans la rue Large où nous avons été livrés à l’autorité allemande.
Le lendemain matin 17 Juillet 1942 vers 7:30 heures, j’ai été brutalement séparé de ma mère, chassé de la prison … libéré ; alors que ma mère et ses 7 compagnes d’infortune, encadrées comme des malfaiteurs par 4 gendarmes français, plus 2 feldwebels, plus deux hommes de la Sicherheit Dienst (Police de sûreté allemande) ; rien moins que 8 militaires vigoureux et armés jusqu’aux dents pour surveiller huit femmes juives âgées de 35 à 60 ans, pour le moins dangereuses.
Je fus recueilli par un ami de ma mère Monsieur Paul Cougouille … mon «papa Cougouille».
La nuit du 17 au 18 Juillet 1942, j’ai eu une réaction somatique suite à ces évènements particulièrement violents, je l’ai passée à vomir emporté que je fus par une crise de foie épouvantable doublé d’une crise d’eczéma généralisée avec accès de sueur et crises de tachycardie qui justifia mon hospitalisation immédiate.
Du 18 au 29 Juillet 1942, la police me rechercha afin de rectifier l’erreur faite en me libérant, car l’ordre du SS Sturmbahnfürer Danneker d’arrêter les enfants de moins de 15 ans n’était parvenue à la prison de Dax que dans l’après-midi du 17 Juillet.
Voila pourquoi, mon papa Cougouille n’est venu me sortir de l’hôpital que le 29 Juillet pour me mener directement au rendez-vous avec le passeur qui devait me faire traverser la ligne de démarcation, cette ligne-frontière qui coupa la France en deux, à partir de l'armistice signé par Pétain le 22 juin 1940 et qui délimitait la France du nord directement dirigée par l'Allemagne et dont la capitale était Paris et la France du sud, dite France "libre", avec Vichy comme capitale ; autrement dit : la zone occupée et la zone non (encore) occupée.
La nuit du 29 au 30 Juillet je passais cette fameuse ligne à Hagetmau, avec une vingtaine d’autre personnes.
J’ai du arriver à Brive le 1er Août 1942 où je retrouvais ma grand-mère qui habitait au n° 7 de la rue du docteur Masséna.
Me voilà donc sain et sauf à Brive la Gaillarde en cet été 1942 ; me voila débarrassé de mon étoile jaune que les boches voulaient infamante ; me voila débarrassé de la vue des feldwebels et autres « verts de gris » qui polluaient les rues de Dax ; me voila délivré de l’obligation de passer devant la Kommandantur enguirlandée de drapeaux à croix gammée.
Me voila, circulant tête haute et respiration dégagée, libre de mes déplacements dans cette ville sans occupants.
A la rentrée de septembre 1942, je fus inscrit au collège Cabanis à Brive comme pensionnaire.
Les jours et les semaines passaient … vint novembre … ce mercredi là, pour autant qu’il m’en souvienne, il ne pleuvait pas … il ne faisait pas chaud, mais il ne faisait pas froid non plus ; le temps était-il grisonnant ou, y avait-il du soleil ? je ne m’en souviens vraiment pas … quoiqu’il en soit, c’était, un jour de novembre comme un autre … rien (en principe) de particulier qui puisse faire qu’à un titre ou un autre, cette journée soit exceptionnelle ; il n’y avait pas me sembla-t-il, de quoi marquer l’esprit de l’enfant de 11 ans que j’étais … sauf que, ce mercredi là, il n’y avait pas école (à cette époque, le jour sans école était le jeudi) et je passais la journée chez ma grand-mère qui me chargea d’une commission pour mon oncle Alexandre, qui habitait au 59 avenue de Toulouse (actuellement pour partie : avenue Léon Blum et pour l’autre avenue Edouard Herriot).
Me voila donc parti sortant du n° 7 de la rue Docteur Masséna, je tourne à droite en direction de la place de l’église Saint Martin et l’ayant atteinte, tout en musardant, je m’enfournais à gauche dans la rue Blaise Raynal. C’est bien avant d’atteindre la place Thiers, que je m’étonnais du nombre de gens qui convergeait dans la même direction que moi et dès les premiers abords de la place je fus ralenti puis stoppé par une foule dense, qui se pressait contre un cordon de gendarmerie qui cernait le quartier.
Je me demandais ce qui se passait quand, d’un seul coup je ressentis un des plus grands chocs de ma vie, jaillie spontanément des poitrines et des gorges, c’était la Marseillaise qui explosa comme une bombe. Ah ! ... quel délire, quel enthousiasme extraordinaire ! Tout frissonnant d’émotion, j’ai chanté … j’ai chanté … j’ai chanté avec les autres, avec tous les autres, de tout mon cœur, de toute mon âme; nous étions des milliers (l’enfant que j’étais pourrait même dire des millions et même plus encore …) qui chantions à l'unisson, qui chantions comme un seul homme, comme un seul cœur, comme une seule âme, tous en chœur, l’amour de la Patrie. Plus tard, un homme ivre de joie répondant à mon interrogation m’expliqua que nous étions le 11 novembre et qu’un petit groupe d’anciens combattants, actuels résistants et patriotes ayant pu déjouer le cordon de gendarmes et de miliciens, avaient déposé malgré l'interdiction du gouvernement de Vichy, une gerbe de fleurs sur le monument érigé à la mémoire des soldats français morts au champ d’honneur au cours de la guerre 14/18. C’était extraordinaire, d’entendre notre hymne national. Jamais, je n'ais autant apprécié que ce jours là, ce que disait Napoléon au sujet de ce qui n'était pas encore l'hymne de la France: « Cet air a des moustaches » disait-il avec admiration.
Cette Marseillaise de ce jour là, en ce lieu et en cette circonstance, est toujours restée gravée au plus profond de mon cœur.
Sous le régime de Vichy, tous les matins, en classe, on devait chanter: «Maréchal nous voilà». Avec nos blouses noires, debout, on égrenait: «devant toi le Sauveur de la France ; nous jurons, nous tes gars, de t’aimer et de suivre tes pas …» Je connais encore par cœur le premier couplet et le refrain de ce chant qui se voulait être national et qui n'était en fait que l’imitation des hymnes de Péan ou de Probus à la gloire du maréchal Pétain destiné à asseoir le culte de sa personnalité.
Mais la Marseillaise de ce 11 novembre 1942, est une des plus grandes émotions vécues par ma fibre française, ce jour-là, j’appartenais à la France, celle qui contestait l’occupation et l’oppression, ce onzième jour du mois de novembre dans une Corrèze qui commémorait ses morts de 1914-18 et qui rappelait aux vivants les valeurs pour lesquelles ils s’étaient battus.
S'il vous plait, ne m'accusez pas de sensiblerie, tel n'est pas mon cas, mais depuis ce jour, je n'ai jamais entendu ou chanté la Marseillaise sans que les larmes ne me viennent au yeux, sans que mes tripes ne se nouent, sans que le souvenir de cette journée ne me revienne en mémoire.
Le samedi 6 octobre 2001, j’aurais voulu être au stade de France, j’aurais voulu raconter à tous ces jeunes gens qui sifflaient notre Marseillaise, l’histoire que j'avais vécue ce 11 novembre 1942 alors que concomitamment les Allemands investissaient la ville de Brive la Gaillarde, la bien nommée, sous les huées et les crachats des brivistes.
Vendredi 13 Août 2004